A la fin du 19ème siècle, début du 20ème, rue Carnot, il existait une graineterie, une laiterie « Société Coopérative laitière centrale de Paris », un terrain de maraichage avec une serre où était greffé des plants de vigne (Ets Moreaux).
C’est l’histoire de la graineterie de la rue Carnot que nous allons vous raconter.
La propriété
Le 25 avril 1912 achat des biens et d’un fonds de grains et fourrages par la société Daniel et Renard qui deviendra les Etablissements Léon Daniel environ un an plus tard. Le vendeur est Monsieur Louis Lapierre qui était boulanger-pâtissier à Paris venu reprendre un fonds de négociant en grains et fourrages à Noisy (maison et bâtiments construits en 1897 par M. Gabriel).
Le bien à plusieurs fois changé de mains au préalable. En 1897, il est la propriété d’Adrien Damoiselet, cultivateur, qui a été maire de Noisy-le-Sec (1897 à 1908). Terrains du 26 à 32 rue Carnot, Cadastre section AG n° 103 153 154 155 superficie de 2 811 m2.
Registre du commerce 56A 6.715 : graineterie fabrication d’aliments composés pour les animaux tous produits du sol et dérivés.
La maison et le terrain du n°34 rue Carnot ne seront achetés par Léon Daniel que le 31 mars 1943. (antériorité du bien famille Nicolas et Damoiselet). 389 m2, maison construite en 1895 par M. A Damoiselet cultivateur. Cadastre section AG 103 153 154 155 superficie 2811m2.
Les acteurs
Léon Augustin Daniel né le 12 juin 1883 à Chennevières-sur-Marne. Obtient le certificat d’études. Employé de banque, décédé 9 janvier 1966 au 32 rue Carnot.
Passions : photographie, arboriculture, diététique, yoga (passage à l’Ortf) Répertorié par l’armée « très bon nageur ».
Son épouse Yvonne Renard, née le 11/02/1890 à Paris 1er, décédée le 28 octobre 1964 au 32 rue Carnot.
Yvonne avec en arrière plan sur le mur longeant la rue Carnot, une vigne palissée « muscat d’Amérique » (Goncord). L’enfant est Jean Pierre Daniel, fils de Roger.
Passions : dessin, peinture, culture florale.
Ils eurent 4 enfants : Roger, Marie-Thérèse, Pierre et Marie-Andrée. Roger et Pierre seront employés à la graineterie pour assister Léon et Yvonne qui étaient aidés d’un salarié auparavant.
Le fils ainé :
Roger, né le 11/02/1911 au Perreux, décédé le 15/02/1999 . Il a été mobilisé durant la seconde guerre mondiale, il était tankiste et convoyait le carburant pour les tanks sur la ligne Maginot.
Plusieurs fois fait prisonnier, il rentrera un an après la fin de la guerre très fortement marqué par ses années de captivité.
Le deuxième fils :
Pierre Louis Eugène Daniel. Naissance le 18 septembre 1919 au n°32 rue Carnot. Témoin de naissance Marie Célestine Bonnevalle née Damoiselet propriétaire au n°34. 1931, il fait sa communion à l’église Saintt Etienne. La famille est catholique pratiquante, la philosophie humaniste est ici vécue et révélée en actes. Le niveau d’instruction (connaissances multiples) y est de rigueur. L’éducation orale et pratique délivrées trouve là une place majeure.
Il obtient un certificat d’études, un CAP de menuisier.
Il est 2ème canonnier et est resté encaserné 5 ans à Périgueux « on mangeait les biscuits de guerre des chevaux ». Les chevaux servaient à tracter les canons de 75 en campagne. Avec un groupe de soldats et un gradé, il déserte pour aller tracter des canons jusqu’au bord de la Loire…
Passionné d’équitation, il suit des cours en école, devient le meilleur cavalier de son régiment. A la libération, il descend les Champs Elysées debout sur un cheval lancé au galop. 1953, permis de conduire international. Il y avait une voiture pour toute la famille (6 personnes) qui servait en premier lieu aux activités commerciales. Elle permettait aussi les piques niques en famille, en forêt les dimanches à la belle saisons. Dans les années 50, Andrée acheta « sa » voiture, ce qui pouvait pallier aux pannes.
C’est en recherchant des produits de qualité dans les campagnes que Pierre rencontre Alice. Dans cette petite ferme de la Beauce étaient cultivés des haricots en grain qui avaient attiré l’attention de Pierre, très méticuleux sur la qualité des marchandises. Le père d’Alice, Marcel (à droite sur la photo ci-dessous) était aussi un fin chasseur, ce qui rendait l’autonomie alimentaire confortable.
1954 : Pierre épouse Alice Henriette Marneux le 19 mai à Ablis en Seine et Oise. Ils auront deux fils, Alain l’aîné né le 27/12/1956 et Bernard né le 12/07/1958, tous deux à Noisy.
Léon Daniel concède à son fils un droit d’habitation dans le pavillon du 34 rue Carnot. Il a la jouissance de 1er étage deux chambre, un petit débarras, un cabinet de toilette, au grenier une chambre donnant sur la rue+ caves, couloir et escaliers, buanderie et WC.
1964 carte d’identité professionnelle de représentant. 1964, divorce le 30 juillet.
L’entreprise :
L’entrée de la graineterie Léon Daniel se trouvait au N°32 de la rue Carnot .
Le toit à double pente est le n°25, La maison de M. Marlin architecte. En face du n°24 résidait M. Jacquemart, docteur ophtamologiste.
A gauche sur la photo, la remise à outils de jardin, en chantier. A droite le poulailler.
Entre la maison d’habitation du n°34, la maison de Pierre, (à gauche sur photo) et l’écurie transformée en garage au 32 à droite il y avait un passage communiquant longeant un jardinet + rocaille + puits.
Une clôture grillagée séparait le terrain de la graineterie de celui du jardin-verger et de ses petits élevages. Le jardin-verger était une des passions de Léon Daniel. Il y avait entre autres, un abricotier »pêche de Nancy », un prunier « Ente blanche » (pruneau jaune), des cerisiers « Bigarreau Napoléon », de « Montmorency », etc. Les arbres fruitiers étaient palissés, les poires ensachées.
A gauche, l’abri à cochon. Au fond, les maisons de la rue Henri Barbusse et du passage François Cochu, à droite.
Le long du mur donnant sur la rue Carnot, le poulailler et ses volailles mutli médaillées lors des expositions. Les poules blanches que l’on voit là, sont probablement de race « poule du Gatinais », fort réputées autrefois et en voie de disparition aujourd’hui. Il y avait aussi des faisans argentés de Mongolie, des pigeons de collection.
Pierre, fils d’Yvonne et de Léon, enfant sur un cheval de trait. Debout, à gauche du cheval, Léon.
Dans le prolongement de l’écurie était le magasin –entrepôt où il était fabriqué les aliments prêts à l’emploi destinés aux petits animaux de ferme (lapins, volaille) puis à la suite le hangar à grains et céréales. Au fond était le hangar à fourrage contre lequel avait été installé un récupérateur d’eau de pluie, côté jardin.
Les camions se garaient comme la charrette, contre le quai. Les sacs de céréales pesaient 100kg, les chargements de plusieurs tonnes étaient déchargés à dos, celui de Pierre et de Roger son frère ainé. Dans l’entrepôt le transport se faisait avec des diables. Pierre était aussi le représentant de l’entreprise. Au travail d’approvisionnement, il fallait ajouter les voyages, parfois loin et par tous les temps, les chargements, les négociations, la conduite la nuit. Après fabrication, il fallait vendre démarcher, négocier, livrer.
Léon s’occupait de l’administration, Yvonne sa femme de la maison, de la famille, de l’éducation, des petits élevages.
Jusqu’avant guerre, le voiturage était à traction animale, les chevaux tractaient les charrettes.
A la libération, un camion Bedford de l’armée alliée fut acheté au moindre coût.
Camion Bedford
Puis dans les années 50, un second de marque Unic. Chacun des deux frères Roger et Pierre disposait d’un camion ce qui permit le développement du commerce de l’entreprise familiale.
Ainsi l’approvisionnement ne dépendait plus du transport par péniche. (Le transport par péniche de Meaux à Paris permettait de ravitailler Paris et sa banlieue en production céréalières entre autres.) Depuis les fermes et coopératives de la Beauce et de la Brie, les marchandises étaient convoyées grâce aux deux camions jusqu’à la graineterie. Aussi la vente des aliments prêts à l’emploi était rendue plus aisée.
Les produits :
Là étaient fabriqués les aliments prêts à l’emploi (en sec) pour petits animaux de ferme ; Lapiprovende, Vitapoussin, Vitapondeuse. La composition des aliments prêts à l’emploi a été mise au point avec les conseils d’un vétérinaire de Rosny-sous-Bois.
Dessin de Yvonne Daniel
Sac plastique servant à ensacher les granulés « La vitalapin », 10 kg. Sur les sacs la composition. Il a existé également des sacs d’emballage grand format en papier kraft blanc, épais et double.
Ces produits étaient alors livrés aux fermes des banlieues puis probablement dans les proches campagnes, les banlieues s’urbanisant. La graineterie fabriquait des produits de haute qualité, maintes fois médaillés lors des expositions avicoles.
La disparition des moulins à vent de Noisy au milieu du 19ème explique l’approvisionnement en farine faite par les graineteries (en gros). De plus suite à diverses crises, le prix du blé et les règles de son commerce seront fixées par l’office du blé le 15/08/1936 et conduira à l’achat aux coopératives agricoles (éloignées) pour échapper au circuit spéculatif des minoteries (cf. les grands moulins de Pantin).
La graineterie Léon Daniel est également fournisseuse en gros de légumes secs, de pomme de terre et de fourrage. La Quarantaine de Noisy (1815), la Belle de Fontenay (sous-bois 1935), la Bintje (1905), la B.F. 15 (1947) amélioration de la Belle de Fontenay, devaient faire partie du lot.
Le marché, la clientèle :
Pendant les deux guerres traversées par l’entreprise, la ruralité des banlieues conjoint à la traction animale (chevaux) établissaient une demande importante.
Une période où nombre de Noiséens ont dans leur jardin un poulailler ou un clapier. Petit élevage :
– les lapins sont d’un élevage facile. Pas de parcours extérieur, ils sont confinés dans des clapiers ou des cabanes à lapins. Au sainfoin et autres herbes sauvages, ce sont substitués des aliments adaptés.
– Les poulets, poulardes, chapons : les poussins reçoivent un aliment approprié au cours des quatre premières semaines. Ensuite c’est du blé et du maïs qui leur sont donnés. Le parcours libre est répandu et permet aux animaux d’acquérir une chair de qualité.
Le marché couvert de Noisy, où l’on pouvait trouver entre autres, des viandes de volaille, de lapins, des œufs en provenance des fermes d’alentours, des fruits et légumes en provenance du maraichage local.
1944, bombardement de Noisy, la graineterie est touchée dans sa partie immobilière (voir plan schématique ci-dessous). Dégâts inférieurs à 25%
Les dégâts :
- au 1er étage sur hangar à grains, broyeur Henry type A2 alimenté par moteur Drouard 8CV type 366 13,3 ampère 345/100V triphasé
- 50 sacs à grains en toile de jute
- au RdC poële Deville cassé, émaillé vert feu continu
- 2 brouettes
- etc
Travaux de remise en état par :
- les Ets Nourtier, menuiserie 59 rue de La Madeleine
- Paul Ladevez plomberie, 45 rue de Merlan
- Blancheteau Frères, serrurerie , 31 rue de Brément, voir à ce sujet http://www.noisylesec-histoire.fr/2014/03/la-serrurerie-ferronnerie-blancheteau/
- Jean Cocteau, peinture, 84 bis rue Jean Jaurès
1947, inscription au Syndicat national des Fabricants d’Aliments pour les Animaux en qualité de fabricant ancien de mélanges alimentaires.
1952, 997 285 francs au titre de dommages de guerre.
1966, blocage des prix aliments du bétail – dérogation pour le produit Lapiprovende. La profession de grainetier était très réglementée.
Le site pouvait aussi servir aux jeux des enfants du quartier qui appréciaient également les voyages en charrettes lors des livraisons.
La fin de la graineterie
Une accumulation de faits déstabilise l’avenir de la graineterie.
1964, Pierre divorce et la même année Yvonne décède.
1965, incendie au 32 rue Carnot. Les deux frères Roger et Pierre défendent leur bien et sont blessés.
Roger : les séquelles de l’incendie ne lui permettent plus (ancien prisonnier de guerre) de pratiquer des travaux de force (transport de sacs de céréales pesant 100 kg) à dos (col du fémur fracturé entre autres)..
Pierre : fractures multiples des cotes et de la région lombaire – chute d’un niveau supérieur
Décès de Léon Daniel le 9 janvier 1966. Radiation du registre du commerce à la même date
1966 lettre aux héritiers Daniel : formalités de radiation sur le registre du commerce en cours suite au décès de M Daniel père (selon le service des impôts embauche de Pierre Daniel en 1967 et Andrée était employée à l’extérieur avant 1966. Thérèse était à son compte fabricant de jouet en bois.
Pierre hérite de la maison du 34 rue Carnot comprenant, un pavillon d’habitation en façade sur rue élevé sur cave, RdC vestibule, salon salle à manger cuisine et buanderie et annexe, WC avec fosse ; 1er étage deux chambres un cabinet noir et un cabinet de toilette + jardin = 391 m2, section AG 103.
Il a été envisagé à une époque de continuer l’exploitation. Puis les difficultés d’exploitation ont révélé qu’il était pratiquement impossible de persévérer.
Lettre d’encouragement à la poursuite d’activité
Faute d’avoir trouvé un repreneur, le site est vendu à un promoteur (immeuble le Concorde) en novembre 1970.
En 2017, le 34 est vendu.
Il a donc bien existé une époque heureuse à Noisy. Noisy village heureux, ville martyre du bombardement puis d’une urbanisation aberrante, mortifère.
1956, le baptême d’Alain dans le jardin du 32 rue Carnot
Alain Daniel, juillet 2017
propos recueillis par Anne-Marie Winkopp
Sources
Service des archives de Noisy-le-Sec
Noisy-le-Sec Histoire(s)
Hector Espaullard, Noisy-le-Sec, village heureux, ville martyre.
Famille Daniel
Rustica des années 1930-1940
L’Illustration du 26/07/1941, l’agriculture
Les grands moulins de Pantin, édition Lieux Dits
Ile de France l’inventaire du patrimoine culinaire de la France Albin Michel/CNAC
Paysage de Noisy dans les années 60, depuis le jardin d’Yvonne.