La condition des cultivatrices noiséennes au temps de mon enfance.
La polyculture légumière, fruitière et céréalière de plein champ ne comportait pas de morte saison et nécessitait la participation constante des épouses.
La dispersion des terrains souvent situés dans des communes limitrophes, nécessitaient de longues durées de trajet au pas du cheval, en voiture découverte à deux roues cerclées de fer, aux ressorts peu souples (lorsqu’il y en avait), avec pour siège lorsqu’elle était à vide une étroite planche amovible reposant sur des tasseaux fixées à l’intérieur des ridelles. Toutes les voies vicinales étaient pavées, parfois grossièrement, telle la rue Bethléem, et de largeur suffisante pour le croisement de deux véhicules hippomobiles.
De nombreux champs étaient desservis par des chemins de terre aux ornières parfois boueuses et de profondeurs parallèlement inégales emportant de violentes secousses. La récolte de certains légumes (oignons entre rangs de poireaux, par exemple), ne permettant pas l’approche de la voiture, nécessitait un débardage sur une civière à bras. Les labours étaient effectués avec des charrues unisoc, à âge en bois puis ensuite métallique (Magnier-Bédu), les emblavements au semoir en lignes facilitant les façons ultérieures, binages, buttages, toutes opérations nécessitant la conduite du cheval par la bride, rôle incombant aux femmes.
Puis venaient, selon le cas, les fréquents désherbages à l’aide d’un petit « sarcloir » ou « sarclette », les reins pliés, le visage à ras du sol. Enfin, les arrachages bottelages ou ensachages provisoires. De retour à la maison, il fallait procéder aux triages -, épluchages, bottelages (carottes, navets, thym, oseille), ou ensachages suivis de pesages et d’étiquetages aux nom et adresse du récoltant (pommes de terre, choux de Bruxelles, oignons secs).
Les fruits (cerises, groseilles à grappes ou « à maquereaux », pommes, poires, prunes) étaient placés dans des paniers d’osier dits « fleins » qu’il fallait recouvrir d’une étoffe munie de cordons, appelée « banne ». Comme précédemment, il fallait attacher avec l’anse, une étiquette nominative indiquant les poids brut et net. Formalité particulièrement exigée par les contrôleurs des Halles.
Le soir parfois à la lueur d’une bougie et ce trois ou quatre fois par semaine, surtout l’été, il fallait aider au chargement de la voiture en passant les bottes, les paniers ou les sacs dans l’ordre inverse de la fragilité. Les époux, après un bref repos auprès d’une veilleuse à huile et d’un réveil réglé selon la saison et quelles que soient les conditions atmosphériques, entre minuit et une heure, l’ingurgitation d’un bol de café noir (et le cheval une mesure d’avoine) procédaient à l’attelage non sans s’être assurés, par neige ou verglas, s’il n’y avait pas lieu de remplacer , aux « éponges » des fers, les clous existants par des « clous à glace ».
Pour accéder au « carreau » des Halles (partie non couverte au pied de l’église Saint Eustache) et ce après avoir franchi la « barrière » de la porte de Pantin, il fallait aller vers la gare de l’Est où convergeaient les exploitants environnants, s’incorporer dans la file et avancer progressivement à mesure des déchargements sur les emplacements attribués moyennant paiement d’un droit proportionnel à la longueur de la place occupée. Au-dessus du tas du déposant devait être fichée une plaque de tôle indiquant ses nom et adresse.
Dès que déchargées, les voitures devaient être évacuées. L’ouverture des ventes, 5 ou 6 heures selon la saison, était annoncée à son de cloche, comme l’étaient celles de clôture, 7 ou 8 heures, au-delà desquelles toute transaction était interdite, les invendus impérativement abandonnés au profit des hôpitaux et hospices parisiens. Le mari, lui , s’en était retourné à la maison non sans avoir, parfois, procédé seul au ramassage des ordures (appelées « boues » d’où le terme d’éboueur), et moins importantes qu’aujourd’hui se trouvant sur ou aux abords du parcours, faculté qui était accordée au mieux offrant lors d’adjudication par la Ville de Paris. L’épouse, après avoir ou non vendu ses produits, s’en revenait à pied à la gare de l’Est prendre un train dont la fréquence à cette époque et à cette heure matinale était particulièrement réduite. Combien de fois, recrue de fatigue s’endormait-elle et dépassait sa station vers laquelle il lui fallait revenir à ses frais. Et encore n’ai-je pas fait état des moissons, ramassage des javelles fauchées à la main par l’époux, bottelages avec liens corde, tas chapeautés en attendant totale dessiccation, les chargements équilibrés dans la voiture à cornes, engrangements provisoires en attendant le battage ultérieur auquel elles participaient.
Voici sommairement décrit, le travail sans trêve, les astreintes continuelles des épouses de cultivateurs, même au cours de leurs menstruations ou grossesses ce qui n’excluait pas les travaux ménagers courants, entretien, repas, lessives manuelles extérieures et ravaudages, repassages au fer de fonte préchauffé sur le fourneau à bois, rangements, etc. ce qui, concernant ma mère, n’entravait nullement la fierté et l’affection dont elle nous entourait mon frère et moi.
Raymond Nicolas
source : Christophe Nicolas, Josette Potier