Le camp de Miranda
Quelques jours plus tard, nous avons eu l’honneur (façon de parler) d’être dirigés sur le camp de Miranda. Quelques jours avant notre tentative d’évasion, nous avions pris contact avec un coiffeur à qui j’avais demandé une coupe de cheveux à un centimètre. Nous pensions bien être dirigés sur Miranda et nous avions appris que, là-bas, c’était la tonte à zéro. C’était dimanche quand je suis arrivée à Miranda et on ne m’a pas tondu, puisque j’avais déjà les cheveux courts. Je suis probablement le seul Français qui n’ait pas été tondu en passant par Miranda.
Il y avait beaucoup de monde, il faisait froid, la neige tombait, c’était le 25 décembre 1942. Ce camp de concentration franquiste nʼétait certes pas à un camp dʼextermination comme en Allemagne ou en Pologne, mais son régime y était extrêmement dur, ainsi plus de 150 cheminots réputés rouges exécutés. Les rares contacts avec ces prisonniers « politiques » espagnols qui attendaient leur condamnation à mort avec un courage inouï furent aussi d’un grand secours moral. Entouré de montagnes, la température y était torride en été et glaciale en hiver. La construction du camp, son organisation et sa mise au point avaient été conçus par les nazis envoyés par Hitler pendant la guerre dʼEspagne pour y interner les Républicains espagnols.
Comme il n’y avait plus de place, on a mis des toiles de tentes à notre disposition, le camp était surpeuplé, il y avait environ trois mille personnes, de toutes les nationalités. Le camp était situé pas très loin de la gare de Miranda. Après la tente, nous eûmes droit à une cabane qui n’avait pas encore était mise en service, c’était un abri de W-C… nous dormions sur les sièges à la turque. À la fin, on nous a construit des baraques. Je logeais dans la baraque N°1 avec vue sur la place de la Bandera. Je faisais partie du groupe français, d’autres avaient cru trouver une combine en se déclarant canadiens. Le groupe le plus important était celui des Polonais qui était organisé militairement, puis celui des Belges. Nous n’avions pas forcément de bons contacts avec eux, car les Polonais nous reprochaient de ne pas les avoir soutenus, et les Belges nous reprochaient d’avoir laissé envahir leur pays. Nous n’y étions pour rien.
En conclusion, c’était un camp très dur, on n’avait rien à manger. Il y avait la gale, les poux. Il y avait du marché noir qu’on appelait les « Extras Perlos ». Il y avait un seul robinet, une douche unique. La sous-alimentation et l’endémie dysentérique aggravées par la vermine conduisaient à des pertes de poids atteignant jusqu’à 30% pour des séjours ordinaires compris entre trois et douze mois. Les délabrement psychologiques étaient importants: n’était la forte raison patriotique qui les conduisit à cette épreuve inattendue, beaucoup auraient perdu pied. En bref, ce n’était pas un camp de vacances. Bien qu’à l’entrée il y avait de marqué « Camp de concentration », c’était plutôt une très sinistre prison. Les Espagnols étaient assez indifférents vis-à-vis de nous.
Nous étions des milliers dʼanonymes, certains devinrent célèbres beaucoup plus tard, tels Jean Lartéguy, Lucien Bodard, Georges Bidault Michel Poniatowski, Félix Gouin, les docteurs Monod, Jacob ou encore Tubiana. Jʼappris bien plus tard que la plupart des prisonniers français qui avaient pu franchir les Pyrénées purent ensuite prendre les armes en Afrique pour grossir les rangs de la 1ère Armée et de la 2ème DB. Presque tous sʼengagèrent, car ils étaient partis pour cela ! Sur les 23.000 jeunes gens qui franchirent la frontière pour rejoindre ce qui deviendra la France Libre, environ 6.000 sont morts, et les autres bien souvent blessés dans leur chair, dans les combats dʼAfrique, dʼItalie, de France et dʼAllemagne — sans parler des malheureux qui ne purent atteindre le sol espagnol et furent exécutés avant la frontière par une patrouille allemande, ou encore finirent leur vie dans un camp de concentration en Pologne …
J’ai eu tout de suite envie de m’évader et je repérais comment sortir du camp… Il y avait des miradors, l’armée espagnole était assez mal équipée, mais ils avaient quand même des fusils, ils savaient tirer et il n’était pas facile de s’échapper. Je passais mon temps à échafauder des plans en tournant dans le camp, en observant, mais cela me paraissait impossible. J’ai su plus tard que un ou deux prisonniers avaient réussi à s’échapper par la grande porte, en particulier un Argentin qui s’était déguisé en soldat mais qui parlait parfaitement l’espagnol.
Fin janvier 43 il y a eu une grève de la faim pour protester contre les conditions du camp, l’action était menée par les Polonais. Ils renversaient les gamelles. Nous n’avions plus rien à manger, et comme nous étions nouveaux, nous n’avions pas de réserves. Enfin j’étais encore solide, puisque au bout de six jours j’étais encore capable de soulever un camarade en difficulté.
Après la grève, nous avons pu manger à nouveau des choux, de l’huile rouge, quelques morceaux de viande. Notre groupe comportait trois cents Français environ, y compris les Algériens (une trentaine). J’ai attrapé une gale carabinée et je me suis retrouvé à l’infirmerie au milieu d’une population de malades de toutes sortes, ce n’était pas très agréable, c’était la « Cour des Miracles ».
Il n’y avait aucun soin. Toutefois, certaines nationalités bénéficiaient de colis, notamment les Anglais qui étaient bien organisés. Des bruits commençaient à circuler. La grève de la faim nous avait fait croire que le monde entier en avait été informé alors qu’il n’en était rien. Enfin, le 31 mars, le statut du camp a changé et nous avons touché quelques colis par la Croix-Rouge.
Il y avait toujours surpopulation. Heureusement, les prisonniers ont été libérés peu à peu. Effectivement, selon les nationalités, les gens commençaient à sortir et j’estimais qu’il n’était plus temps de risquer une évasion. Je ne sais si c’était à cause de l’ordre alphabétique ou en raison du degré d’aptitude à combattre, mais mon tour est venu assez tardivement.
En tout cas, j’ai fait du « rab » et je ne suis sorti que le 12 juin 1943, après avoir passé plus de six mois à Miranda, lequel camp était devenu « Dépôt d’Étrangers » au lieu de « Camp de concentration ». Ce qui explique pourquoi les conditions de détention s’étaient améliorées à compter du 1er avril. Entre-temps j’étais devenu le protecteur des juifs, pourquoi ? – Parce que j’étais intervenu contre un kleptomane, ancien acteur parisien dont je tairai le nom, qui m’avait volé ma ceinture et je ne sais plus quel autre objet. Je l’avais retrouvé et je lui avais flanqué une volée devant tout le monde assemblé, et, comme je m’appelais « Simon », les juifs étaient venus se mettre sous ma protection. Je suis toujours resté en bon terme avec eux, puisque mes deux meilleurs camarades ont été deux israélites…
(à suivre)
Mémoires d’un Noiséen pendant la guerre (1ère partie)
Mémoires d’un Noiséen pendant la guerre (2ème partie)