Noisy-le-Sec Histoire(s) s’entretient avec Benoît Pouvreau, docteur en Histoire de l’Architecture et chargé de mission au Service du Patrimoine Culturel du Conseil Général de la Seine–Saint–Denis.
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Pourrions-nous évoquer ensemble les grands principes de la reconstruction des villes en général et la reconstruction de Noisy-le-Sec en particulier dans le contexte des urgences sociales de l’immédiat après-guerre ?
Les principes de la reconstruction sont nationaux. Il n’y a pas véritablement de spécificité locale, plutôt des disparités entre les milieux urbains et ruraux. On peut également évoquer les dimensions politiques, comme le traitement de la reconstruction sur le plateau des Glières, le souvenir de la Résistance y étant très prégnant… Mais la reconstruction ne freinera en rien le dépérissement des villages trop isolés. Il y a donc ce premier positionnement ville et campagne, puis l’organisation de la reconstruction qui demeure très centralisée. En effet, le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme se caractérise par son administration centrale et des délégations départementales. L’ancienne Seine n’échappe pas à la règle. Une proximité de Paris, donc de l’administration centrale, peut présenter un avantage comme un inconvénient. L’avantage fondamental de Noisy-le-Sec est de pouvoir recourir à des architectes locaux alors qu’en province interviendront beaucoup d’architectes parisiens.
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Noisy-le-Sec détruite et déclarée ville morte, cela lui a-t-il conféré un statut particulier dans le cadre de la Reconstruction ?
C’est assez ambigu. La ville de Noisy-le-Sec est le symbole de la reconstruction dans la Région Parisienne. Pour plusieurs raisons, d’abord en raison du grand nombre de victimes, peu de villes en Région Parisienne ont connu un tel nombre de victimes. Les images marquantes des destructions, notamment celle du faisceau des voies ferrées avec ces wagons éventrés ont marqué les esprits. Une attention particulière est portée à Noisy-le-Sec par le fait que le premier ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme Raoul Dautry appartient à la famille cheminote. On sait combien cette culture est importante à Noisy. Pour autant, le fonctionnement de la reconstruction reste profondément centralisé, avec ses lenteurs. Il n’y a pas d’accélération particulière à Noisy-le-Sec. Certes, on en fait une ville symbole et lui sont accordés des titres honorifiques, comme à d’autres villes françaises. Mais l’esprit de cette génération est très présent, une génération sortant de la guerre, de la défaite, du gouvernement de Vichy … Les idéaux républicains sont très fortement réaffirmés à l’issue de la guerre. L’égalité républicaine a un sens, il n’y a ni passe-droit ni priorité. La situation est grave pour tous, le pays est à genoux, les villes détruites représentent un enjeu économique considérable. La reconstruction touche l’habitat comme l’outil économique : le train ne fonctionne plus, il n’y a plus de matière première ni d’argent ou de main-d’œuvre… Tout coûte extrêmement cher, la reconstruction se fera en partie avec des prisonniers allemands. Par ailleurs, les procédures d’indemnisation sont longues. La dimension administrative y est importante et légitime. Il faut être propriétaire et faire la preuve du bien détruit quand les archives municipales et privées sont détruites. Un travail d’enquête se met alors en oeuvre à partir de cartes postales, du cadastre… Par ailleurs, le bien à indemniser doit être dans un certain état de « conservation », pas trop vétuste… Or dans la banlieue parisienne se pose la question d’un arbitrage nécessaire sur la nature des biens construits à indemniser. En effet, au début du XXe siècle ou dans les premières années de l’entre-deux-guerre, se sont construites beaucoup de « baraques » sans fondations… On retrouve encore une fois les nécessités d’une égalité et d’une légalité républicaine. C’est très difficile. Par ailleurs, de fortes pressions politiques s’exercent pour envisager une reconstruction à l’identique. Enfin, les délais sont très courts, les sinistrés font pression pour être relogés.
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Comment s’opère l’arbitrage entre ce qui relève de la reconstruction et ce qui relève de la construction et du développement urbain ?
C’est effectivement l’autre difficulté de la période. Que ce soit dans le cadre de l’Assemblée constituante ou de la 4e République , le Parlement décide sous proposition de l’exécutif. L’État — les pouvoirs publics, le Ministre — a une vision prospective, avec les débuts du commissariat au plan de Jean Monnet, en envisageant la reconstruction comme la construction, dans le contexte du Baby Boom, de la pression importante sur les logements et les besoins en équipements, connus depuis plus de vingt ans – tout reste encore à faire – la mesure du chantier est connue et prise en compte par les hommes au pouvoir et l’administration centrale qui les conseille. Dans ce contexte, les groupes de pression de sinistrés s’activent à l’échelle nationale comme à l’échelle locale. Leur objectif est clair : que leurs biens soient reconstruits. Sous la 4e République s’exercera un bras de fer permanent entre une vision prospective de la construction et une vision marquée par le passé. La tentation des groupes de pression à l’Assemblée est de défaire les projets de Loi du Ministre et notamment d’enlever tout ce qui concerne la construction et l’expérimentation. À l’échelle locale, cette pression existera également à Noisy-le-Sec, comme ailleurs. La question est celle de la gestion des priorités quand les habitants vivent encore dans des caves ou des logements partiellement détruits. Les sinistrés peuvent être légitimement scandalisés quand le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme détruit leurs logements soit parce qu’ils représentent un danger potentiel ou parce qu’il est prévu d’élargir la voie, donc de prévoir l’avenir, donc d’éliminer telle maison qui abrite des familles et « gêne » l’avenir, en quelque sorte. Les sinistrés devront attendre encore des années avant de disposer d’un toit digne de ce nom. C’est extrêmement compliqué.
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Pourtant à Noisy-le-Sec, il y a eu effectivement un programme de construction et de mise en chantier de logements collectifs ?
Il y en a eu peu, justement. Il y a peu de logements collectifs avant-guerre. On les connaît, on les voit à travers les cartes postales. Ils sont plutôt concentrés autour de la gare, un petit quartier. À Noisy, ce sont plutôt les logements individuels qui sont reconstruits plutôt que collectifs. D’où le relais du logement social à travers le Foyer Noiséen parce que la reconstruction touche les propriétaires plus que les locataires… Pour peu qu’il y ait beaucoup de locataires dans la commune, cela devient compliqué. Un propriétaire peut d’ailleurs décider de reconstruire, ailleurs, dans une autre localité en préférant faire le choix de la mobilité.
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Comment se fait alors le lien avec le logement social ?
Le logement social est là pour compenser. Mais il n’y a pas de relation directe contemporaine de la reconstruction des biens détruits. En observant les photographies aériennes des campagnes du Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, on constate, en 1951 que Noisy-le-Sec est une ville relativement peu urbanisée, laissant encore beaucoup d’espaces libres pour développer du logement social ou du logement collectif pour satisfaire les besoins.
Vous insistiez tout à l’heure sur l’importance de recourir aux architectes locaux. À Noisy-le-Sec, comment se fait le lien, l’articulation entre la municipalité de l’époque, les architectes locaux et le programme de reconstruction ?
Un architecte en chef est désigné. Les sinistrés se fédèrent. Une association syndicale de remembrement est mise en place, le remembrement étant une première étape afin d’envisager le plan d’aménagement général de la ville. Puis sont créées des sociétés coopératives de reconstruction ou des associations syndicales de reconstruction à l’échelle de l’îlot. Pour chacune de ces associations ou de ces sociétés, des architectes sont désignés, ils sont en charge du secteur, le pensent de A à Z, en fonction du plan plus général pensé par l’architecte en chef. Une personne pense la cohérence à l’échelle de la ville puis une équipe d’architectes intervient au niveau d’une partie de quartiers ou de quartiers entiers.
Pourrions-nous nous attarder sur le chantier expérimental de la gare, peut-être moins connu du grand public que le chantier de Merlan ?
Votre question nous ramène à la question politique de la reconstruction. Le chantier de la gare s’inscrit dans un contexte politique bien précis. Raoul Dautry, premier Ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme du gouvernement De Gaulle, n’a pas vraiment d’étiquette politique, il est plutôt un technocrate qui aspire plus à devenir président de la SNCF que Ministre de la Reconstruction. Il est aux chemins de fer de l’État avant-guerre, fait toute sa carrière dans les chemins de fer du Nord, noue des contacts à Vichy puis à Alger avec De Gaulle …
À Noisy-Le-Sec, il fait face à un maire communiste, Henri Quatremaire. Ce dernier — par le comité départemental ou comité local de libération — fait office de maire jusqu’aux premières élections, il prend également des responsabilités au niveau des associations de sinistrés. L’enjeu politique est fort. Quand Dautry quitte le ministère, des ministres communistes lui succèdent. François Billoux d’abord puis Charles Tillon ensuite. On peut parler effectivement d’une concordance d’orientations entre la ville et le ministère. Mais il reste avant tout un Ministère d’État, républicain.
Sur l’ilot de la gare, cette proximité entre effectivement en résonance puisque Paul Nelson l’architecte de cet ensemble avec Roger Gilbert et Charles Sébillote est communiste. Paul Nelson présente la particularité d’être un américain francophile et communiste, passant une bonne partie des années 30 en France comme élève d’Auguste Perret . Nelson est un architecte moderniste qui s’engage très fortement pendant la guerre en soutenant la France libre au sein d’une association France For Ever, qui accueillera Jean Monnet, René Pleven, il est un véritable relais de la France Libre aux États-Unis. Il joue un rôle historique intéressant.
Raoul Dautry fait appel à lui pour réaliser une exposition sur la construction expérimentale aux États-Unis, la standardisation du bâtiment, tout ce qui est innovant aux yeux de la France et pose les pistes possibles pour mener à bien le chantier de la Reconstruction. Il travaille d’abord avec Dautry puis, quand Billoux devient Ministre, il devient conseiller du Ministre. On retrouve complètement les problématiques des techniques américaines de construction évoquées avec Raoul Dautry au niveau de la Cité Expérimentale de Merlan. Un temps, Nelson est pressenti pour avoir une maison au sein de la Cité Expérimentale parce que ça l’intéresse et que le Ministère souhaite le faire travailler. Cet architecte, en plus, s’intéresse à la question de la pierre, notamment de la pierre prétaillée ; le premier projet est une maison individuelle au sein de la cité. Jugé trop cher, il ne se fait pas malgré la présence de Charlotte Perriand .
L’Ilot de la gare se substitue au projet initial. Est conservée la volonté de continuer sur le choix de la pierre prétaillée qui est enjeu important et une piste de standardisation, de préfabrication, puisqu’en France, les maisons en bois ont du mal à prendre, elles sont assimilées à l’habitat temporaire alors que la pierre rassure, conforte, c’est une voie plus sûre. Un concours est lancé pour trouver non pas l’architecte, mais le producteur de cette pierre prétaillée. Le chantier est expérimental sur les questions de petit collectif, accroché à la rue Jean Jaurès et prenant place en face de la gare, en cours de reconstruction. Derrière, le parc abrite à l’époque des baraques provisoires, comme le siège d’une partie de l’administration du Ministère de la Reconstruction, des lieux de commerces, etc.
Le chantier de la gare est une opération vraiment intéressante parce que l’échelle urbaine y est particulière. Par ailleurs, Paul Nelson a finalement peu construit en France, en dehors de l’hôpital franco-américain de Saint-Lô, qui est une œuvre majeure de la Reconstruction.
Si les architectes communistes sont souvent des modernes, partisans de Le Corbusier, d’André Lurçat ou d’Auguste Perret, les grands noms de l’époque, les politiques eux, sont beaucoup plus conservateurs du point de vue esthétique ; ils font confiance aux architectes, mais dans une proportion relative. À la suite, ce chantier n’aura pas d’effet d’entrainement.